Hier matin, Lucien et moi l’avons accompagnée pour une visite de contrôle chez son ophtalmo.
Au retour, nous nous sommes arrêtés au restaurant. Pas d’incident avant la fin du repas.
Après les souvenirs habituels, des informations probablement fantaisistes, en tous cas invérifiables sur les habitants de son village—elle ne les voit jamais, elle ne sait rien de la plupart d’entre eux, mais il lui suffit d’une impression, d’un mot insignifiant de sa femme de ménage pour que son imagination construise ce qu’Untel a peut-être dit, probablement pensé, ce qu’il peut avoir fait et pourquoi et pour que cela devienne, presqu’instantanément, ce qu’Untel a dit, pensé, fait--, elle avait abordé son sujet favori l’incompétence de ses médecins.
Nous la laissions dire.
La qualité du repas lui convenait.
Pas de fausse note.
Tout était pour le mieux.
C’est vers le milieu du dessert qu’elle demanda mon avis. Elle ne parvenait plus à dater un souvenir.
« C’était l’hiver où le froid a été si fort mais je sais que je me trompe toujours sur l’année : j’ai en tête une date et les journalistes en donnent toujours une autre.
--Je sais de quoi tu parles et je vais t’expliquer pourquoi tu as raison et les journalistes aussi. »
C’est évidemment Charlotte qui vient de répondre, Charlotte l’inconsciente qui devrait savoir qu’elle ne pourra jamais expliquer quoi que ce soit à sa mère, mais qui explique tout de même.
« Les journalistes parlent toujours de l’hiver 54 parce que cet hiver-là a été très rude sur l’ensemble du territoire, mais particulièrement sur le Nord et la région parisienne et toi tu te souviens surtout de l’hiver 56 parce que, dans les régions du Sud, il a été beaucoup plus dur que l’hiver 54.
--…L’hiver de l’abbé Pierre, c’était quand ?
--L’hiver 54 qui a été très dur à Paris.
--Alors, ça devait être en 54, peut-être, mais non, ce n’est pas possible, Gérard allait se marier.
--Alors, c’est évident, c’était en 56.
--Mais non ! L’hiver 56 a été très doux au contraire. Je me rappelle bien… Voyons, je sais de quoi je parle, c’est en 56, en Octobre 56, que j’ai eu mon accident.
--C’est en Janvier ou Février 56 que nous avons eu une vague de froid.
--Mais non ! L’hiver 56, ma mère était venu habiter chez moi à ma sortie de la clinique et elle ne cessait de me dire qu’il faisait exceptionnellement doux. Je me le rappelle bien, elle le répétait sans cesse.
--L’hiver après ton accident, c’était l’hiver 57.
L’hiver où il a fait froid, c’était l’hiver 56.
--Mais non ! Tu ne m’écoutes pas. J’ai eu mon accident en Octobre 56, pas en Octobre 57. »
Le ton montait, d’autant plus qu’elle devient sourde et qu’il faut élever la voix pour se faire comprendre. Les voisins commençaient à nous observer.
J’ai décidé de couper court.
« On arrête. On finirait par se disputer. Tu es parfaitement capable de comprendre ce que j’essaie de t’expliquer. Je vais te l’écrire et tu pourras le lire à tête reposée et tu comprendras. »
J’ai écris là, sur le calepin qui ne me quittes jamais, les dates de l’hiver 54, les dates de l’hiver 56, insisté sur le fait que l’hiver est presque entièrement au début de l’année, chose qu’elle est très capable de comprendre, j’ai placé la date de son accident, au début de l’automne qui a suivi et non précédé l’hiver 56, j’ai détaché la page du calepin, je la lui ai donnée.
Elle l’a glissée dans son porte-feuille.
Elle ne la lira pas.